Une loi pour protéger le “Patrimoine sensoriel des campagnes”. Nouvelle victoire pour le lobby de l’agro-industrie ?

Par , 31 janvier 2021 21 h 48 min

En pleine crise du covid l’assemblée nationale s’amuse. Son dernier gadget : une loi pour laisser chanter le coq Maurice.

Une loi surtout pour sacraliser l’odeur du lisier.

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D’abord le bruit.

Souvenons nous. Nous adorions entendre chanter le coq au matin dans la ferme. Quand le fermier et la fermière avaient accordé, au randonneur de passage, un coin dans la paille de leur grange, pour y passer la nuit. Oui il fut un temps où le concert des animaux de la ferme était un régal.

Qui a décidé que ces temps étaient révolus sinon ceux qui, refusant la qualité d’agriculteur, ont considéré que l’époque étaient venue des “paysans directeurs généraux”. Talus arasés, nitrates et pesticides à gogo, poulaillers et porcheries industrielles, course au gigantisme des engins agricoles… voilà la campagne qu’ils ont imposée avec l’aide des pouvoirs publics.

Quand il arrive qu’on entende encore chanter un coq à la campagne, on sait qu’on s’approche d’une ferme où des paysans, qualifiés “d’écolos” par les “exploitants” agricoles leurs voisins, ont décidé de refuser ce nouveau modèle de “patrimoine”.

Qui a détruit le patrimoine sonore naturel de la campagne ?

Nos députées, nos députés, se souviennent-ils que, en 1962 déjà, la biologiste Rachel Carson annonçait un “Printemps silencieux” dans une campagne où les insectes auront été éliminés par les pesticides et où les oiseaux ne trouveront plus à se nourrir.

Après le bruit, l’odeur.

Remarquer que si les médias ont fait leurs choux gras avec le chant du coq et la sonnerie des cloches, les odeurs n’ont pas eu la même publicité. Pourtant les voila qui apparaissent dans la loi. Le député UDI Pierre Morel-A-L’Huissier qui en est l’initiateur ne signale comme odeur à protéger que celle du lisier !(«La Lozère, c’est le tintement des cloches des vaches, les odeurs de lisier, les bruits de scierie.»)

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Qui se rappelle, par contre, celle du fumier sorti de l’étable, mélange lentement mûri, et encore fumant, de paille et de bouse, quand on l’étalait sur les champs. C’était le parfum habituel de la campagne et le signe qu’on était sorti de la ville pour retrouver la nature. Une sorte de madeleine de Proust qui ramène les plus anciens à leur enfance.

C’est fini. Le lisier est passé par là avec son écoeurante odeur d’ammoniac et de sulfure d’hydrogène. Et n’essayez pas, pour vous en remettre, d’aller goûter à un bol d’air marin, vous risquez d’y retrouver la même odeur d’oeuf pourri des algues vertes en putréfaction.

Quel patrimoine veulent-ils conserver ces parlementaires. L’ancien qui n’existe plus ou le nouveau qui l’a détruit ?

La loi dans le texte.

Pour éventuellement rire un bon coup, on peut aller voir le texte de loi et les débats qui l’ont entouré.

On y découvre à quoi s’occupent nos parlementaires pendant une crise sociale et sanitaire où toute décision descend du seul Jupiter.

Pour rappel.

Première étape, des journalistes en mal d’article découvrent le coq Maurice en butte aux voisins de sa propriétaire. Ailleurs c’est une cloche qui dérange. Et voilà qu’un député y voit l’occasion de sortir de l’anonymat et dépose une loi.

Ceci juste après que le lobby agro-industriel ait réussi à obtenir des mesures afin de lutter contre un prétendu “agribashing”. Ne pas oublier les élections à venir. Qui oserait, dans ce contexte demander à ce député de garder ce projet de loi dans sa poche ?

Reste alors à justifier son vote. L’enthousiasme n’est pas nécessairement au rendez-vous. Témoin le début des interventions de sénateurs et sénatrices qui tentent de se justifier pendant une commission du Sénat :

Un sénateur : “L’intitulé de cette proposition de loi inattendue et originale a pu étonner ou faire sourire. Mais elle n’est pas anecdotique et encore moins comique.”

Une sénatrice : “Cette proposition de loi peut paraître anodine à première vue, voire cocasse, mais il n’en est rien.”

Un sénateur : “La ruralité doit avoir des défenseurs ; ce texte n’est pas anecdotique. Les épiphénomènes dont il est question font sourire, mais ils reflètent une réalité durable sur le territoire”.

Voila donc une loi qui peut paraître anecdotique, comique, faire sourire, cocasse… Et qui aura cependant été votée à l’unanimité des deux chambres !

Reste à l’appliquer et c’est le conseil d’état qui douche quelque peu l’enthousiasme.

Nous reproduisons ci-dessous quelques éléments du rapport du Conseil d’Etat qui nous semblent les plus représentatifs.

Il se prononce d’abord sur la notion de « patrimoine sensoriel des campagnes françaises.

Le Conseil d’Etat ne peut, en l’état, qu’émettre un avis réservé sur cette notion telle que la proposition de loi la définit, à savoir « les émissions sonores et olfactives des espaces et milieux naturels terrestres et marins, des sites, aménagés ou non, ainsi que des êtres vivants qui présentent au regard de la ruralité un intérêt suffisant pour en rendre désirable la préservation ».

D’une part, en effet, l’intitulé-même de la notion peut prêter à équivoque dès lors que le mot « sensoriel » devrait conduire à inclure les dimensions visuelle, gustative ou tactile du patrimoine alors que la définition envisagée par le texte se limite à ses aspects sonores et olfactifs.”

Notre remarque : question patrimoine visuel aurait-il fallu y inclure les porcheries, poulaillers, serres à perte de vue… de notre paysage rural actuel ?

D’autre part, une telle définition recouvre des réalités extrêmement diverses. Elle est dès lors inévitablement source de difficultés d’interprétation et d’insécurité juridique.

Le Conseil d’état se prononce ensuite sur la notion de “campagne”.

“le champ d’application géographique de la proposition de loi soulève des interrogations. Il n’est bien sûr pas interdit, au regard du principe d’égalité, de distinguer les espaces ruraux des espaces urbains, dès lors qu’il s’agit soit de traiter différemment des situations différentes soit de déroger à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que la différence de traitement en résultant soit en rapport direct avec l’objet de la loi. Toutefois, une définition sans bornes du « patrimoine sensoriel des campagnes » conduirait dans de nombreux cas à traiter différemment des situations similaires ou à déroger à l’égalité sans que des raisons d’intérêt général suffisantes permettent de le justifier, s’agissant par exemple des tintements de cloches d’église, même si celles-ci résonnent davantage dans le silence de la campagne que dans le bruit de la ville”

Quant à la notion de “patrimoine”.

“Le Conseil d’Etat estime, contrairement à ce qui est envisagé par la proposition de loi, qu’il n’est pas opportun de compléter le code du patrimoine en y insérant une troisième nature de patrimoine défini comme le « patrimoine sensoriel des campagnes ». En effet, l’objet et les finalités de ce code, à savoir la préservation des œuvres humaines les plus dignes d’intérêt, sont sensiblement différents de ceux poursuivis par les dispositions de la présente proposition de loi. Un tel ajout nuirait en conséquence à la clarté et à l’intelligibilité du code et serait source de confusions quant aux régimes juridiques applicables.”

Pour ce qui est de créer dans chaque département d’une commission chargée du patrimoine “sensoriel”


“il convient d’abord de relever que la création d’une commission ad hoc dans chaque département ne sera pas de nature à simplifier l’organisation administrative et que, dans plusieurs départements urbains, son utilité restera probablement théorique. Il est également à craindre, que, selon les sensibilités et la diligence respective de chaque commission départementale, les bruits et odeurs de même nature ne soient pas protégés de la même manière, ce qui serait difficilement compréhensible pour les citoyens et juridiquement douteux au regard du principe d’égalité devant la justice compte tenu de la paralysie du droit à agir en responsabilité qui serait attachée à cette inscription.”

En résumé :

Une loi qui loin de prêter à sourire sera “source de difficultés d’interprétation et d’insécurité juridique.”

Fort heureusement elle ne sera jamais appliquée car avant que des commissions départementales du “patrimoine sensoriel” se soient mises en place et aient établi la liste des sons et des odeurs concernées, de l’eau aura passé sous les ponts.

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