Expropriés de l’Île-longue. Les derniers témoins se souviennent.
Gérard Borvon.
1965. De Gaulle a décidé de faire de l’Île-longue une base de sous-marins nucléaires. A l’occasion d’un travail universitaire (année 2004/2005), quarante ans après les évènements, Serge Borvon a rencontré des témoins de l’expropriation des habitants de l’Île-longue dans la presqu’île de Crozon pour l’installation de la base de sous-marins nucléaires.
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Premier informateur, M. Francis Sénéchal, 90 ans, ancien sous-marinier en retraite et ancien conseiller municipal à la Libération, demeurant à Rostellec en Crozon.
Serge Borvon : Pouvez-vous me parler des tout-débuts de l’annonce de l’installation de la base nucléaire de l’Île-longue ?
M. Sénéchal : C’est moi qui ai monté ce comité. Il y a eu dans la presse un article nous disant qu’on allait prendre l’Île-longue pour faire une base de sous-marins atomiques.[.]Suite à une réunion à Quimper, le préfet du Finistère a mis un article dans la presse en disant que l’on allait prendre l’Île-longue. Alors quand les habitants ont su ça, ils sont venus me voir en me demandant qu’est-ce qu’on aurait pu faire pour essayer de balancer cette base, parce que personne n’en voulait. Je dis” peut-être on peut faire un comité de défense, on va essayer de faire déplacer cette base ailleurs”, mais il n’y avait rien à faire, c’était déjà fait, parce que la municipalité de Crozon qui était dirigée par le docteur Jacquin était pour. Les expropriations ont été mal menées, on nous a envoyé un monsieur de Paris, et alors il faisait pression sur les gens en disant “non on peut pas vous donner plus”. Il essayait de diviser les gens pour régner. Il y avait quelques personnes qui voulaient avoir un peu d’argent, il leur payait et nous avons été tous bloqués. Avec cette affaire-là ç’a été une belle manœuvre.
Serge Borvon : Quand les gens vous ont contacté quelles étaient leurs inquiétudes. l’installation d’une base militaire ou bien le risque lié à l’armement nucléaire présent sur le site ?
M. Sénéchal : C’est les deux, les gens n’en voulaient pas, ni du militaire, ni du nucléaire, parce que nous avions toutes sortes de servitudes, un polygone d’isolement, on ne nous l’avait pas dit au début.
Serge Borvon : Les gens se sont divisés dans la population ?
M. Sénéchal : Au début ils ont donné du travail au gens, vous comprenez, alors là, ç’a a commencé à virer. Oui, les gens ce sont divisés dans la population… Naturellement,ils ont dit “Pourquoi voulez-vous que l’on fasse partie de ce comité de défense puisqu’on nous donne du travail ?”. On leur a dit aussi que ce n’était pas plus dangereux que la pompe à essence du garagiste de Crozon. C’est la municipalité qui avait invité ça.
Serge Borvon : C’est quand même intéressant de savoir, que dans votre comité, il y avait d’anciens militaires.
M. Sénéchal : Oui, nous étions trois anciens de la marine nationale, dont le président M. Montillet, qui était un officier de l’équipage en retraite. Et vous savez pas, je vais vous dire quelque chose, il vaut mieux que vous gardiez ça pour vous, tous les policiers de Brest avaient acheté ici des terrains à bâtir dans la zone où on devait exproprier [.]Il savaient d’avance quelle était la place qui devait être expropriée. Aussitôt j’ai demandé à connaître le plan parcellaire, et c’est là que je me suis rendu compte qu’ils avaient acheté dans la zone à exproprier.
Serge Borvon : Vos actions ont presque duré deux ans ?
M. Sénéchal : Je vais vous dire comment ça s’est passé. Il y a des gens, dont la paysan ici, il a signé quand le “chargé” de Quimper est venu faire un sondage, il a touché 11 millions pour ses terrains. Il a signé et tout la monde après était bloqué, nous étions dans l’obligation de signer. Ceux qui ont été en appel avec Garapin ont eu beaucoup moins que ceux qui avaient signé.
Serge Borvon : J’ai lu dans les journaux qu’il y avait eu de grandes manifestations ?
M. Sénéchal : Oui nous avons manifesté à Quimper, vous savez comment on a été accueilli ? “M. Sénéchal si un jour vous faites des manifestations à Quimper je vous briserai – Tiens ! je dis, pourtant quand il y a des manifestations de paysans vous faites rien. A Crozon nous avons été pris pour des révolutionnaires, à Morgat surtout on était mal vus. Eh oui autrefois les gens de l’Île-longue travaillaient dans les carrières, c’étaient des ouvriers, des petites gens, et alors ils votaient à gauche. Vous comprenez pourquoi nous étions délaissés par les élus et que le maire n’était pas contre l’Île-longue.
Serge Borvon : Aujourd’hui les riverains ont-ils des inquiétudes par rapport aux risques qu’il peut y avoir ?
M. Sénéchal : Vous savez tout se passe en vase clos, on ne peut pas savoir ce qui se passe , même qu’il y ait des radiations tout cela est interdit de diffusion. Vous ne saura jamais ce qui se passe. A ce qu’il paraît il y aurait eu des radiations mais ça a été camouflé.
Remarque de Serge Borvon : Quelques jours après notre entretien, la presse faisait état d’un décès dû à une contamination en 2002.
Le deuxième entretien a eu lieu chez M. et Mme Magadur. Monsieur Magadur a 70 ans, il est ancien ouvrier d’une entreprise sous-traitante de la DCN (Direction des constructions Navales). Au moment des expropriations, M. et Mme Magadur habitaient Brest, c’étaient les parents de M.Magadur qui vivaient à l’Île-longue.
Serge Borvon : Quand avez-vous appris que ce site allait être retenu ?,
M. Magadur : Vous savez on a vu apparaître sur la route des gens qui n’étaient pas du coin, des messieurs surtout. Oui, ça s’est passé drôlement. Un jour ma belle-mère me dit : “tu sais, on va partir de l’Île-longue. Moi je ne cois pas ça” – vous savez, ma belle-mère parlait un petit peu nature – “moi je ne crois pas ça” qu’elle me dit. Elles était obligée de se rendre à l’évidence, et un jour elle m’a dit : ” Tu sais, je ne suis pas propriétaire, c’est de Gaulle mon propriétaire”, ça a été dur pour elle, très dur. Mon père d’ailleurs s’est laissé presque… oui il s’est laissé presque… mon père n’a plus réagi après, dès qu’il est venu ici ça été fini.
Serge Borvon : Donc Magadur vous avez appris en voyant des gens arriver ?
M. Magadur : Eh bien oui, deux ou trois expropriateurs, un peu dans le genre de gendarmes déguisés en civil. Il y en avait un [.] il disait franchement aux gens, aux pauvres veuves qui ont mis toute une carrière pour faire un pennti : “Si vous ne signez pas, la prochaine fois ça sera moins”, et alors elles perdaient un peu les pédales.
Mon père était dans la Marine, son rêve était de retourner chez lui à la retraite. On venait juste de finir de retaper toute la maison – le plus dur c’est qu’on nous laissa it continuer à faire tous les travaux jusqu’au moment où on nous a dit de partir. J’ai essayé de lutter, mais j’ai vite compris, même avec les élus de Crozon, que les intérêts n’étaient pas les mêmes. Ceux qui ont défendu le plus, ce sont les touristes, l’été, qui ont manifesté avec nous, mais les gens du Fret et de Crozon, non : il y avait trop d’intérêts.
Quand on voit une maison comme celle-ci (les maisons construites pour reloger les expropriés au Zorn), voilà une maison qui coûtait à l’époque 160 000 F, les gens disaient ‘il a eu tout ça de l’Île-longue”, mais il faut savoir aussi ce que l’on a laissé qui vient de mes grands-parents, de mes parents. Nous avions deux maisons à l’Île-longue, des terrains, nous étions heureux et subitement on vous dit “il faut partir”. Mon père n’a pas supporté ça, il s’est laissé mourir, il est mort en 1979, il ne touchait plus à rien ici, c’était fini.
Serge Borvon : Pourquoi à votre avis le choix de l’Île-longue.
M. Magadur : J’ai eu l’occasion de discuter avec une personne très bien placée à l’Île-longue, il y a eu une conférence et je suis allé le voir un peu à la fin. “Dites donc monsieur, j’ai fait partie du comité de défense contre l’Île-longue, pour vous est-ce que c’était un bon choix l’Île-longue ?” – ” Pour moi c’était le plus mauvais choix, vu la population de Brest à une distance de huit kilomètres. Il fallait un départ direct sur la mer, le mieux était vers le Cap de la Chèvre”. Alors si cela avait été Morgat, on mettait le feu à la Presqu’île, il y avait des intérêts, il y avait des maires, des notaires, ils avaient tous des terrains. Le choix s’est porté sur l’Île-longue par rapport au trajet, il fallait que les militaires puissent rentrer chez eux le soir.
Ce sont mes beaux-parents qui ont quitté les derniers l’Île-longue, ils ont quitté parce que les travaux avaient commencé. Ils n’avaient rien trouvé pour se reloger, et les ouvriers ont donc fait sauter les mines et mon beau-père a failli être tué là, il y a un rocher qui est tombé à côté de lui. Et ma belle-mère a eu juste le temps de le retirer, et elle a dit “Cette fois-ci on s’en va, on ira n’importe où mais on s’en va”. ils faisaient sauter de plus en plus de mines et de plus en plus près pour les faire partir… Ils avaient du chagrin… Ma fille me dit encore que les meilleurs moments de sa vie , ce sont ceux qu’elle a passé avec ses grands-parents à l’Île-longue, dans la petite maison bleue. Et la pêche que nous faisions ! …c’était un vrai vivier à coquillages et à poissons
Serge Borvon : Au début le maire, le docteur, semblait défendre les futurs expropriés, et ensuite on voit que le maire refuse de participer à une manifestation, que s’est-il passé ?
M. Magadur : Vous savez le parti socialiste était contre à l’époque, donc ceux qui étaient contre les expropriations se mettaient du côté du parti socialiste. Vous savez, il ne faut pas raisonner droite gauche dans cette affaire. Nous avions aussi le soutien des pêcheurs de la rade, car il y avait un bon banc de coquilles Saint-Jacques dans le secteur, ils étaient aussi menacés.
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Serge Borvon : Indépendamment du problème d’expropriation, y-a-t-il eu des craintes par rapport au nucléaire ?
M. Magadur : Oh oui ! On n’avait que ça dans la bouche. vous savez que l’État a menacé M. Montillet de suspendre sa retraite d’officier de marine parce qu’il était à la tête du mouvement. Dans cette bagarre se retrouver face au mur avec des forces comme cela, c’est révoltant.
Serge Borvon : Y-a-t-il des personnes qui ont rejoint votre comité par peur de la radioactivité, sans parler des expropriations ?
M. Magadur : Oh si ! On parlait beaucoup à l’époque de la radioactivité, ceux qui étaient conscients de ça en parlaient, mais la population était surtout occupée par d’avoir leur bien, mais la radioactivité, M. Montillet parlait beaucoup de ça, lui qui avait été dans la Marine. Avec le nucléaire, on ne peut jamais savoir…
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Pour aller plus loin les témoignages d’acteurs de la construction de la base.
Pierre Pommellet a dirigé le chantier de l’Ile Longue de 1966 à fin 1969. Interrogé par le télégramme :
Le Cap de la Chèvre avait également été envisagé ?
Oui, je m’y suis rendu plusieurs fois sur place mais les études ont montré que la houle était trop forte. Il aurait fallu construire une jetée de protection considérable. Avec le recul, il faut avouer que cela aurait été dommage de dénaturer un tel site. Certains avaient imaginé un long tunnel pour traverser la presqu’île. Les exigences et la pression écologiques n’étaient pas aussi affûtées qu’aujourd’hui.
L’Ile longue, en 1965, était également un endroit naturel exceptionnel…
Oui, c’était très joli et plutôt sauvage vers son extrémité. Il y avait beaucoup de fermes et un éperon rocheux impressionnant, un à-pic de 40 mètres de hauteur qui surplombait des eaux cristallines. Il y avait des maisons secondaires à l’entrée et pas mal de fermes où l’on croisait d’ailleurs des métayers très touchants. Les expropriations nous ont émus mais il a fallu avancer.
Les procédures vous ont-elles impressionné ?
Je n’ai jamais vu dans ma carrière des procédures aussi expéditives. Tout est allé très vite, il fallait finir trois ans plus tard. Après une campagne de sondages, les gros engins de terrassement ont commencé par araser les hauteurs et déposer surtout dans l’Ouest les matériaux pour étendre de 40 % la surface de la presqu’île et permettre la réalisation des voies de circulation.
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Rapporté d’un mémoire universitaire présenté par Kerian Bouthemy : Au début des travaux, en 1967, un des principaux responsables des Travaux Maritimes présents sur le site, se souvient d’avoir été, comme ses camarades, conspué et injurié par une partie des expulsés : « Ce fut un moment très pénible à supporter, nous étions là pour faire notre travail, certes, mais nous ne pouvions rester insensibles devant la détresse, réelle et compréhensible des expropriés. Ainsi la famille d’une femme âgée nous suppliait-elle de la laisser mourir chez elle. C’est sans doute l’épisode qui m’a le plus ému.