«Non Pascal, pas toi!»: lettre ouverte à notre ami Pascal Canfin.

Par , 2 avril 2019 18 h 01 min

Les eurodéputés Sven Giegold et Philippe Lamberts interpellent leur ex-collègue Pascal Canfin, dont ils vivent le ralliement à E. Macron comme «un coup de poignard dans le dos». Ils refusent que le rôle des écologistes consiste «à se diluer au sein de ces familles politiques qui portent la défense d’un système construit sur l’exploitation de la planète et la mise en compétition destructive des humains»

Rappelle-toi, c’était il y a dix ans, dans le sillage de la crise financière mondiale : tous les trois, nous faisions notre entrée au Parlement Européen. Une conception commune de l’écologie politique nous rassemblait : au confort de la critique, nous préférions nous retrousser les manches pour agir au cœur de la machine. Notre force de travail et de conviction ainsi que notre appartenance à un groupe politique compact mais cohérent nous ont permis d’obtenir des résultats que notre seul poids numérique mettait hors de portée : limitation des bonus des banquiers, protection des consommateurs dans le secteur financier, reporting pays-par-pays pour les banques, limitation des ventes à découvert…

C’est dire si nous avons vécu l’annonce de ton ralliement à Emmanuel Macron comme un coup de poignard dans le dos, un renoncement aux combats que nous avons menés ensemble dans le passé. Cela nous a d’autant plus surpris que, de nos contacts récents, il ressortait que l’heure de ton retour en politique n’était pas encore venue et qu’en aucun cas elle ne prendrait pas la forme de ce ralliement. S’il est un appel que nous aurions attendu te voir rejoindre, c’est bien celui lancé par Nicolas Hulot et Laurent Berger autour d’un pacte social et écologique.

Membres de partis écologistes qui s’emploient à convaincre près d’un électeur sur cinq dans nos pays respectifs, nous nous réjouissons comme toi de la progression nette du sens de l’urgence de la transition écologique et solidaire dans l’opinion publique… et par ricochet, au sein d’autres familles politiques que la nôtre. Mais nous ne croyons pas que le rôle des écologistes consiste à se diluer au sein de ces familles politiques qui ont porté – et portent largement encore – la défense d’un système construit sur l’exploitation de la planète et la mise en compétition destructive des humains les uns avec les autres.

Tu évoques la menace national-populiste parmi les raisons de ton ralliement. Autant l’argument est recevable dans le contexte de l’élection présidentielle autant il ne se justifie nullement dans celui d’une élection à la proportionnelle. À rebours de la bipolarisation désirée autant par E. Macron que par les nationaux-populistes, notre conviction est que le rassemblement de tous les convaincus de la nécessité du projet européen est le meilleur moyen de l’affaiblir. Il accrédite la thèse que la seule version possible du projet européen est celle qui en fait l’instrument de la mondialisation néo-libérale, nourrissant ainsi son rejet. Les Verts européens n’ont pas attendu E. Macron pour s’engager résolument en faveur du projet européen ; mais l’Europe que nous défendons est celle de la transition écologique, solidaire et démocratique.

Tu nous diras peut-être que c’est aussi celle d’E. Macron. L’histoire que raconte son action en France n’accrédite en rien cette thèse.

L’homme que tu rallies applique en France les recettes les plus éculées du néo-libéralisme : réformes fiscales favorables aux plus riches (plus souvent rentiers qu’investisseurs) et aux grandes entreprises ; flexibilisation du marché du travail ; vente des actifs publics ; traités de libre-échange (rendez-vous lors du vote de ratification du CETA pour le vérifier tandis que contrairement à ce que tu affirmes, la France soutient pour l’instant le mandat de négociation avec les US). Et il parle à présent de réduire l’indemnisation du chômage ou de reculer l’âge légal de la retraite, dans un contexte où des millions de personnes motivées ne peuvent trouver d’emploi. Ces politiques sont parmi les moteurs les plus puissants de l’augmentation des inégalités. Elles inscrivent à rebours de celles que tu défendais avec nous.

C’est aussi le cas sur le front de la régulation financière : l’homme que tu rallies s’en tient à la position traditionnelle de Paris consistant à défendre les intérêts des grandes banques systémiques françaises. Il s’oppose à toute réforme structurelle du secteur, s’est employé à affaiblir les règles de résolution bancaire et offre à présent des traitements de faveur aux traders londoniens pour qu’ils viennent à Paris. Il s’est aussi systématiquement opposé à une taxe sur les transactions financières, pour laquelle nous avons combattu avec succès au Parlement Européen. Ce Président que tu rejoins aujourd’hui porte une large part de responsabilité dans l’échec de ce projet

Au-delà d’un discours empreint d’humanisme, l’homme que tu rallies aborde le défi de l’asile et des migrations comme une menace à contrer. En témoignent une loi sur le sujet dont l’objet est essentiellement de réprimer, d’enfermer et par là même de dissuader mais aussi son opposition radicale au dépassement de la règle de Dublin, pourtant votée à une majorité des 2/3 par le Parlement Européen. Et si cela ne suffisait pas à te convaincre, pense au limogeage récent de Pascal Brice à la tête de l’OFPRA, car sa vision humaniste de l’asile n’était pas assez alignée sur le tout-répressif voulu par Beauveau.

L’homme que tu rallies n’hésite pas à ménager certains des régimes les plus répressifs de la planète – Égypte, Arabie Saoudite ou encore la Chine, au motif qu’ils sont d’excellents clients de l’industrie aérospatiale et de défense française. À domicile, il n’hésite pas à brider les libertés publiques : intégration des dispositions les plus liberticides de l’état d’urgence dans le droit ordinaire, loi anti-casseurs… Il ordonne à sa police de tirer des dizaines de milliers de grenades et autres balles de défense sur des manifestants dont l’immense majorité ont pour seul tort de contester l’injustice et la destruction de la nature en défilant ou en recourant à la désobéissance civile non-violente. Tu le sais, aucun d’entre-nous ne cautionne la violence comme moyen d’action politique ; mais nous ne pouvons que rejoindre le défenseur des droits Jacques Toubon dans la mise en cause de ces graves dérives.

L’homme que tu rallies affiche un mépris récurrent pour les petites gens, pour celles et ceux qui « ne réussissent pas ». Il s’emploie à marginaliser tous les corps intermédiaires, pourtant indispensables à une prise de décision politique équilibrée et durable. Au contraire, il invite jusqu’à l’Elysée, cœur du pouvoir, les lobbyistes. À rebours de l’horizontalité revendiquée pendant sa campagne, il gouverne son parti et son pays dans une verticalité totale. Il semble incapable d’accepter qu’il ne détient pas seul, la solution à tous les défis de notre temps. Quant à la démocratie européenne, nous observons qu’il veut abandonner l’avancée qu’a constitué le processus des têtes de listes européennes (spitzenkandidaten), au motif que les listes trans-nationales n’ont pas (encore) trouvé de majorité. Quand le mieux est l’ennemi du bien…

Tu nous opposeras peut-être que tout cela n’a qu’un rapport lointain avec la transition écologique et solidaire. Outre que pour nous, l’écologie politique est un projet de société holistique dont la boussole est la dignité humaine, celui que tu rallies a jusqu’ici dans la plupart des situations refusé de faire le choix résolu de la transition écologique. Parti-pris pro-nucléaire (y compris le stockage souterrain des déchets), report de l’abandon du glyphosate ou du charbon, laxisme sur les pesticides et les perturbateurs endocriniens, grands projets néfastes comme le GCO de Strasbourg sont autant de marqueurs de la présidence Macron.

Mais voilà, tu nous dis qu’il t’a donné des assurances. Lesquelles ? Que désormais, il mettrait au coeur de son action la transition écologique et solidaire ? Ne crois-tu pas qu’il ait avant toi donné de telles assurances à Nicolas Hulot, avant de les renier au quotidien et conduire ce dernier à la rupture ? Alors que ce dernier disposait – et dispose toujours – d’un capital politique considérable dans la société française, E. Macron a le plus souvent arbitré contre lui. Dis-nous de quel levier tu disposes pour réussir là où il a échoué.

Notre lecture de la situation politique en France diverge de la tienne. Il nous paraît évident que la base électorale d’E. Macron s’est déportée à droite, conséquence logique de son action depuis deux ans. Il sait que l’électorat de gauche traditionnelle l’a irrémédiablement déserté, sans pour autant se retrouver dans l’offre actuellement disponible. Il devient donc crucial pour lui de neutraliser le seul véritable adversaire qu’il lui reste dans le champ pro-européen : l’écologie politique. Pour ce faire, après le départ de Nicolas Hulot, il a désespérément besoin d’une prise de guerre pour se donner du crédit face à cet électorat. C’est ce crédit que tu as choisi de lui apporter.

Très justement, Nicolas Hulot a fait lors de son départ le diagnostic qu’il lui manquait à la fois un appui au sein du système politique – c’est à dire un groupe parlementaire – et en dehors, à savoir une puissante mobilisation publique. Au niveau européen, la mobilisation tant pour la justice sociale que pour sauver le climat est en train de se développer ; et le groupe parlementaire existe : c’est celui auquel nous appartenons. Nous aurions attendu de ta part que tu viennes le renforcer ; tu le sais, c’est bien sûr sous la pression de l’opinion publique mais aussi grâce au rapport de forces dans les institutions que nous pouvons faire bouger les lignes. Au contraire, ton choix vise à affaiblir l’écologie politique, cette aventure collective à laquelle tu dois ton parcours : sans elle, tu n’aurais jamais accédé aux responsabilités que tu as eues.

Pour justifier ton ralliement à E. Macron, tu expliques au public français que « Les Verts allemands ont salué la lettre sur l’Europe qui présente le projet européen d’Emmanuel Macron. En m’engageant sur ce projet, je ne vois pas en quoi je trahirais les idéaux qui sont les miens.». Bien sûr, nous sommes incontestablement plus proches de l’ambition que le président français affirme pour l’UE que de la réponse frileuse qui lui est donnée outre Rhin par les conservateurs et libéraux allemands. Mais la réalité est que si les Verts allemands ont salué l’audace de ces propositions, ils n’en sont pas pour autant d’accord avec toute la substance. À titre d’exemple, les Verts allemands – ou européens d’ailleurs – ne sont pas favorables à ce que des armes européennes soient exportées dans des zones de conflit ou à des régimes qui bafouent les droits humains. Au contraire, nous voulons que l’ensemble des partis politiques européens respectent des règles strictes en matière d’exportation d’armes.

Non, nous n’accueillons pas positivement l’opportunisme de ton ralliement à l’ALDE. Que vas-tu faire dans un groupe où tu siègeras aux côtés du populiste tchèque Babiš, pétri de conflits d’intérêt,ou du parti roumain ALDE, qui participe à un gouvernement qui s’en prend systématiquement à l’état de droit et protège la corruption. Que pourras-tu réaliser, écologiste isolé, au sein de ce groupe où tu côtoieras les partisans les plus résolus de la mondialisation néo-libérale, dont certains n’hésitent pas, comme Ciudadanos en Espagne, à gouverner avec le soutien de l’extrême-droite ?

Nous faisons le pari que les citoyennes et citoyens français ne s’y tromperont pas. Aux professions de foi renouvelées d’un président qui n’a plus le bénéfice du doute et aux ralliements douteux, ils préfèreront la force d’une conviction authentique et cohérente, portée collectivement. Loin de l’écologie du discours, de celle de l’accompagnement, nous sommes convaincus que l’écologie de la transformation, portée par la liste conduite par Yannick Jadot renforcera substantiellement le groupe des Verts/Alliance Libre Européenne en Europe. Il faudra compter avec nous.

Signataires :

Sven Giegold, Eurodéputé, chef de délégation de Bündnis 90/Die Grünen (Allemagne)

Philippe Lamberts, Eurodéputé Ecolo (Belgique), co-président du Groupe Verts/ALE au Parlement Européen

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